2015 — Fluo Artistique — compte rendu de l’expo Magenta, Clémentine Gallot

crac

Passée par le punk au début des années 80, la peintre franco- américaine présente à Sète une vingtaine de toiles récentes, toujours dans une gamme de couleurs saturées. Rencontre par Clémentine Gallot envoyée spéciale à Sète.

Le pas de la porte ripoliné en rose fluo et le mur entièrement drapé d’un rideau émeraude annoncent la couleur. Cette entrée des artistes, en forme de haie d’honneur tapageuse, aimante le regard vers les perspectives fluorescentes du parcours qui s’annonce dans les anciens entrepôts frigorifiques du Centre régional d’art contemporain (Crac) du Languedoc- Roussillon, sur la rade de Sète. Quatre expositions d’artistes invitées y sont consacrées à la représentation du corps et du modèle. On y trouve Sylvie Fanchon, Enna Chaton, Mïrka Lugosi, et surtout la peintre Nina Childress, à qui est dévolue une monographie de quatre salles éclatantes, regroupant une vingtaine d’œuvres récentes. Contemporaine, figurative et souvent dérivée d’œuvres existantes,

la peinture de Nina Childress traduit, depuis une trentaine d’années, une porosité vorace à la culture populaire, une appétence ludique tant pour les canons de la peinture classique que pour l’opéra lyrique, le cinéma de genre ou les vidéos YouTube.

 

NOSTALGIE. «Magenta», le titre de l’exposition, évoque le nom du boulevard parisien où l’artiste est en train de poser ses cartons. Il signale surtout, pour cette coloriste audacieuse, un vibrato électrique qui est devenu sa marque de fabrique, à savoir l’usage généreux d’une gamme chromatique criarde, un jaillissement de teintes vivifiantes qui se heurtent et un goût pour l’aplat rageur sans doute hérité de ses années punks. «C’est un autre rapport à la couleur !» confirme la commissaire d’exposition, Noëlle Tissier, quand, au détour d’une salle dans les tons verts, consacrée au nu et à la scène, se déploie

 

un second rideau en franges de papier rose fluo. L’accrochage du Crac, qui accueille huiles sur toile, affiches et installation vidéo, fait le point sur ses pratiques : «Childress a plusieurs styles, prévient Noëlle Tissier. Ce n’est pas une peinture léchée. Il n’y a pas de système chez elle, plutôt une exploration du travail de peintre.» Le clou de l’exposition revient à Crying et Crying II, deux grands formats somptueux de la taille de panneaux publicitaires qui se font face. Au premier coup d’œil, on jurerait qu’il s’agit de la même image dupliquée : le portrait d’une blonde éplorée, le visage enfoui contre son bras, prostrée sur un canapé à motifs flashy. Le contraste entre la composition de la pose et le magnétisme des ornements nimbe la scène de mystère. A y voir de plus près, l’une est en fait une peinture, l’autre une affiche imprimée comportant une variation, telle l’image d’après dans le défilement d’une pellicule.

 

NUITS BLANCHES. Autour de ce diptyque, la salle est illuminée par une série de petits formats inspirés de nudies, des films naturistes amateurs tournés dans les années 60 aux Etats-Unis, dans un technicolor délavé. Ces déjeuners sur l’herbe en tenue d’Eve révèlent, à qui daigne s’en approcher, des pigments fluos au rayonnement aussi chatoyant que morbide. Nina Childress a fait de ces baigneurs indolents, croupe offerte au soleil estival, des vacanciers morts-vivants ou radioactifs. Ces œuvres, qui évoquent un large spectre allant de l’impressionnisme au pop art, «posent la question de la mise en abyme de la peinture et de l’image, elles sont dépositaires d’une mémoire du film colorisé et de l’histoire de la peinture, européenne et américaine», indique la commissaire d’exposition. Elles charrient aussi la nostalgie d’une lumière californienne, mûrie et fantasmée par cette expatriée, née à Pasadena en 1961 avant de s’installer en France avec sa mère, à l’âge de 5 ans. Dans l’atelier moderne et lumineux qu’elle occupe aux Lilas, dans la banlieue nord-est parisienne, où elle entrepose ses grands formats, Nina Childress s’anime en évoquant une atmosphère familiale bohème. Les parents fréquentent Christo et Jeanne-Claude ainsi que le gratin arty à Greenwich Village, où son père est installé. L’été, la fillette part en villégiature chez sa grand-mère américaine, peintre du dimanche qui voyage chevalet sous le bras. «C’était très ringard mais déterminant pour mon éducation», résume-t-elle. A 12 ans, elle est éblouie par la décou- verte du Britannique David Hockney, à l’origine de sa vocation et qui reste à ses yeux «le plus grand artiste vivant. Il a toujours fait ce qu’il voulait, avec légèreté et douceur». Emule des franges alternatives du monde de l’art et produit de la nébuleuse «artiviste» du début des années 80, cette grande bringue à lunettes a démarré en trombe, sur scène, comme voix du groupe punk underground Lucrate Milk, dont les membres se sont rencontrés au concours des Arts décoratifs. «Le groupe, c’était du sport pour se défouler, se souvient-elle. C’est la peinture que j’ai toujours prise au sérieux. J’étais douée, rebelle, mais pas très ambitieuse.» A peine admise, elle plante les Arts-Déco. Les photos d’époque la montrent sur scène et dans l’intimité attifée d’un minishort, nombril à l’air et choucroutée comme Joan Jett ou Robert Smith.

Un jour, un ami de la famille suggère qu’il serait profitable pour sa carrière embryonnaire qu’elle intègre un groupe (d’artistes). Avec sa crête et la moitié du crâne rasé, elle comprend formation musicale. «A posteriori, c’est l’un des meilleurs conseils que l’on m’ait donné», acquiesce-t-elle. Introduite par son petit ami photographe, auréolée de sa street cred punk, elle pousse timidement la porte de l’immeuble d’Actuel, rue du Faubourg- Saint-Antoine (Paris XIe), où s’est établi en ordre de bataille le collectif parisien des Frères Ripoulin (1984-1988).

 

«MÉDIA OBSOLÈTE». Elle est adoptée par la petite faction qui fonctionne en vase clos, sans hiérarchie «comme un groupe de rock», pratique le graffiti, le street art festif et les collages pirates dans la rue entre deux nuits blanches. On y croise de futurs grands noms, Claude Closky ou Pierre Huygue, qui se fait à l’époque appeler PiroKao. «Certains d’entre eux me draguaient mais ce fut pour moi une vraie école de peinture, très formatrice, auprès de gens très talentueux.» Après avoir fourbi leurs armes en marge des institutions, les seuls à avoir percé sur la scène internationale ont remisé les pinceaux. «Nina Childress est la seule du groupe qui ait continué à peindre. C’était très courageux, estime Noëlle Tissier. Ce n’était pas le moment de la peinture en France, dans les années 90, on était passé à autre chose. Comme beaucoup d’artistes qui ne sont pas sur le devant de la scène, son travail a pris beaucoup de force depuis.»

Cette œuvre réflexive, exposée récemment au Frac à Limoges ou au Palais de Tokyo, témoigne avant tout d’un état des lieux pour son auteure : pourquoi et à quel prix continuer à peindre aujourd’hui ? «La peinture est un média obsolète», estime-t-elle. «Les gens achètent toujours des tableaux. Mais où est l’art ? C’est ça, la question. A-t-on le droit de faire de l’art quand on ferait mieux de faire de l’écologie ou de la politique ?» s’interroge celle qui enseigne les arts plastiques pour continuer à cultiver son indépendance. Difficile, peut-être, d’être prise au sérieux quand on signe des autoportraits en Simone de Beauvoir (2008) ou d’autres avec une culotte sur la tête (en 2012). «En tant que femme, on est moins aidée, moins reconnue, ajoute-t-elle. Bref, l’art contemporain reste un pré carré masculin. Il faut entrer par la petite porte.» Moins cotée que certains de ses condisciples dans un marché de la peinture hexagonal marginal, Childress dédaigne un circuit international saturé par la pression financière et l’exigence de production à la chaîne. «Mon rêve, c’est d’avoir cinq collectionneurs qui me permettent de vivre et de faire mes recherches», reconnaît-elle.

Il y a deux semaines, en sortant du dernier Tim Burton, Big Eyes (l’histoire de la peintre Margaret Keane), elle s’est ruée sur eBay où elle a fait l’acquisition pour sa collection de deux poulbots rococos signés Michel Tho- mas : 260 euros pour des originaux, une af- faire. Son fidèle galeriste Bernard Jourdan, dans le Marais, ne l’«emmerde pas» et la sou- tient mordicus. Rompue à la scène par son compagnon, comédien de théâtre, elle aspire à signer un jour une scénographie. Et pour l’accompagner, elle songe, forcément, aux textes virulents de la féministe autrichienne Elfriede Jelinek.

 

MAGENTA de NINA CHILDRESS

CRAC Languedoc-­Roussillon, 26, quai Aspirant­ Herber, Sète (34). Jusqu’au 31 mai. Rens.: http://crac.languedocroussillon.fr

 

 

«En tant que femme, on est moins aidée, moins reconnue. Bref, la peinture reste un pré carré masculin. Il faut entrer par la petite porte.» Nina Childress