1998 — Sublimation fétichiste / A Fetishist Sublimation, Evelyne Jouanno

cata1998

 

…j’en avais vu bien d’autres, j’avais visité le monde des choses qui auraient pu être, et je n’arrivais pas à me les sortir de l’esprit. Et j’avais connu la beauté prisonnière au cœur de ce monde, la beauté perdue pour moi et pour nous tous, et j’en étais tombé amoureux.

Italo Calvino, Temps Zéro

 

Au tournant du millénaire, comment les occidentaux, et particulièrement ceux de la jeune génération, vivent, agissent et réagissent à leur temps, à l’ère de la standardisation omniprésente et du capitalisme omnipotent ? Si beaucoup peuvent sans doute être classés dans ce que Douglas Coupland nomme Génération X [1], ne voyant aucun futur dans le futur, écoulant le temps dans un univers calfeutré « microsofté », consommant « nourriture insipide » et jeux vidéo « ennuyeusement excitants », certains, heureusement, s’efforcent de résister à ce non-futur-comme-futur en repensant ou ré-imaginant les relations entre les humains et le monde, entre le corps et l’esprit, entre le public et le privé, entre la joie et l’anxiété…

Dans le domaine de l’art contemporain, l’une des stratégies de défiance les plus courantes consiste alors à développer des discours et imageries critiques permettant de transgresser politiquement et culturellement l’ordre dominant. En même temps, d’autres travaillent plus ‘discrètement’ à inventer de nouvelles manières de regarder le monde et à rafraîchir le rapport existant entre le corps et l’espace afin de nous rappeler que les potentiels de changements, d’incidents et donc de liberté demeurent, que l’idéal est toujours quelque chose de possible à convoiter.

Nina Childress compte parmi ces artistes qui aujourd’hui aspirent d’un côté à un état d’être idéal, et de l’autre, sont capables de révéler l’insondable et le fascinant de notre quotidien devenu semble-t-il sans espoir. Depuis une dizaine d’années, elle peint pour l’essentiel des objets quotidiens et banals, dont la plupart semblent resurgir tout droit de sa petite enfance. Ce qui vient à l’esprit en considérant son travail, c’est alors l’immanence d’une obsession, une obsession mêlée de fantaisies, de beautés et de rêves. Cette obsession réside d’abord dans ce que l’artiste accorde au processus rétinien de perception/réception du visuel, mais il s’agit aussi de l’obsession incarnée dans la constance du développement sériel des ‘motifs’ qu’elle explore et représente.

Choisis « avant tout pour leur forme et leur texture », ces ‘motifs’ sont de plus agrandis à une échelle souvent monumentale. Ainsi les séries des “Tupperwares”, 1990 (où la boîte en plastique transparent étudiée selon différentes perspectives devient objet abstrait), des “Bonbons” 1991 (dont les proportions démesurées génèrent inévitablement une interprétation perceptuelle ambiguë de ce qui n’est à l’origine qu’un simple petit rouleau de réglisse, un ‘nounours’, une sucette…), des “Savons” 1992-1993 (devenus ‘objets’ par la découpe de leurs contours), des “Jouets” 1994-1996 (non seulement déformés dans l’échelle et les proportions, mais aussi rendus inconventionnels par les juxtapositions dialectiques qui s’y sont opérées), auxquelles il faut rajouter depuis peu la série des ‘’Hair Pieces’’ (chevelures provenant de magazines glamours et devenues motifs à exploiter), et les ‘’Easy Looking’’ et ‘’Soft Edge’’ (peintures abstraites destinées à servir de contrepoints aux autres et dont la variation se fait sur des ovales flous), ont ensemble créé des centaines de scénarios qu’on pourrait qualifier de sublimatoires.

Nina Childress semble en effet assigner à ces objets ou substances une sorte de fascination fétichiste, invitant le regardeur à une approche sensorielle du travail, plus qu’à une véritable recherche de sens :

« Ce que ces objets véhiculent comme référents psychologiques ne me touche qu’inconsciemment. Or, c’est de cela que me parlent habituellement les gens. Les problèmes que je me pose sont pourtant d’ordre plus formel… Avant de peindre, j’essaie toujours de me projeter dans une relation sensible avec l’objet, c’est-à-dire, telle une lilliputienne, de me mettre à son échelle afin de mieux en appréhender la substance.»[2]

En fait, le désir que manifeste ici l’artiste soulève la question essentielle du rapport ‘standardisé’ entre le corps et l’environnement quotidien, autrement dit entre le corps et les objets marqués du sceau d’une culture qui en a défini l’utilité, l’échelle et la forme.

Dans ce sens, l’œuvre de Nina Childress offre une occasion des plus intéressantes pour bousculer les insuffisances de notre perception du réel et du monde. La perception des bébés (Espace Saintonge, Paris, 1994) incarne parfaitement cette idée. Dans cette installation (unique), elle a reconstitué physiquement l’univers familier d’un bébé en reproduisant à échelle amplifiée mobiles, livres, vêtements, bac à sable, mégots, cailloux, etc. Cet environnement redimensionné ‘grandeur adulte’ agissait alors directement sur nos sens, tant visuels que tactiles, qui s’en trouvaient ipso facto brusquement déstabilisés. De façon similaire, dans la série des peintures de ‘’Jouets’’ qui fait suite et que l’on peut considérer comme une extension de cette expérience, elle oblige l’œil du public à (re)plonger dans le monde fantastique et refoulé des Barbies, des Schtroumpfs, des Girafes Vulli, des figurines de Kinder Surprise…

Bien sûr, d’autres artistes contemporains se sont déjà employés à faire resurgir des objets de l’enfance avec parfois cette même démesure dans l’échelle et les proportions, mais c’était le plus souvent accompagné d’une touche de spectral (comme dans les petits camions ou les gros rats de Katarina Fritsch), de pathétique (utilisation des jouets par Mike Kelley), de mélancolique (animaux morts habillés de gilets tricotés d’Annette Messager) ou encore de monstrueux (le lit d’enfant qui devient une cage psychotique chez Robert Gober).

Chez Nina Childress rien de tel. Et s’il fallait prétendre à quelques comparaisons, je dirais que son œuvre se place plutôt du côté des mannequins et camion de pompier ‘géantisés’ de Charles Ray ou encore des photographies de Laurie Simmons. Il est clair qu’il existe quelque chose d’ironique dans cet art, mais celui-ci nous amène à découvrir un univers étonnamment rafraîchissant, traduisant un aspect surprenant de notre vie, sans doute trop vite oublié, et dans lequel nous pouvons encore sûrement trouver une chance de respirer l’air frais qui manque à notre quotidien devenu ’insipide’.

Une autre caractéristique du travail de Nina Childress réside dans l’implication d’anomalies intrinsèques à sa peinture, que le spectateur remarquera ou non du premier coup, ou ne percevra peut-être jamais :

« Ce que je cherche à faire : attirer le regard par de belles formes, de belles couleurs, un fini impeccable, puis ‘perturber’ discrètement le résultat par un détail stupide comme un mauvais cadrage, ou un vide désespérant. »[3]

Cette attitude témoigne finalement d’un glissement du centre d’intérêt esthétique, d’une volonté d’échapper aux normes, de les ‘pervertir’ quelque peu, même si ces ‘anomalies’ n’ont pas de raison d’être évidente. Ses tableaux relèvent d’ailleurs plus de la technique du collage que d’une ‘nécessité’ logique de l’histoire de l’art que beaucoup veulent mettre en avant afin de justifier le retour à la peinture. D’une façon générale en effet, les motifs qu’elle peint sont détachés d’un fond, autrement dit d’un contexte ou d’un environnement, ouvrant à un univers ‘décalé’ dans le sens où il se produit un écart entre la réalité et la manière dont elle est restituée. C’est un univers ‘post-freudien’ où la fantaisie et la beauté ne peuvent être aisément extrapolées de la réalité et où l’élément n’est pas nécessairement relié à un tout.

Si cet aspect semblait déjà évident dans la série des “Jouets”, il se radicalise avec les “Hair Pieces”, peintures dans lesquelles le corps n’est présent qu’implicitement, comme la trace inattribuée d’une identité anonyme ou absente, qui peut être celle de l’artiste ou du regardeur lui-même. Ce qui est certain, c’est que le sujet, si sujet il y a dans ce processus de ‘fétichisation’, est devenu espace vide, une sorte de vacuum. En fait, il rappelle là encore l’idéale perversion de la beauté redéfinie en termes de sublime.

C’est dans cette tension entre la beauté ‘sublimée’ et la mise à l’écart des repères d’espace, mais aussi de temps (“Parce que je le vaux bien”, montage vidéo, 1998) que Nina Childress ouvre une brèche dans nos consciences : finalement son monde est bien le nôtre, un monde assujetti au pouvoir de l’image, autrement dit, un « monde iconique » (comme le formule Christoph Wulf[4]), dans lequel nous avons perdu toute relation directe avec le réel pour devenir, non plus des participants, mais des observateurs.

 

Evelyne Jouanno

Paris, le 2 novembre 1998

[1] Voir Douglas Coupland : Generation X, Tales for an Accelerated Culture, St Martin’s Press, US, 1991.

[2] Interview avec l’artiste, 03 juin 1998.

[3] Ibid.

[4] Voir Edgar Morin/Christoph Wulf : Planète : l’aventure inconnue, Editions Mille et une nuits/Arte Editions, n° 157, avril 1997.

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A Fetishist Sublimation

 

 

 

I had seen much more than that, I had visited the world of the things that could have been, and I couldn’t drive it from my mind. And I had known the beauty kept prisoner in the heart of that world, the beauty lost for me and for all of us, and I had fallen in love with it.

Italo Calvino, t zero

At the turn of the Millennium, how do Western people, and in particular the younger generation, live, act and react to their time, the age of the omnipresent standardisation as well as the omnipotent late-Capitalism ? If many of them can undoubtedly be classified as what Douglas Coupland calls Generation X [1], who see no future in the future and pass their time in an enclosed “microsofted” universe, consuming “insipid food” and “tiresomely exciting” video games, others, fortunately, strive to resist to such a no-future-as-the-future in rethinking or re-imaging the relations between humans and the world, between the body and the mind, between the public and the private, between joy and anxiety…

In the contemporary art circles, one of the most common strategies of defiance consists in developing critical discourses and imageries to challenge the dominant political and cultural order. At the same time, some artists work more ‘discreetly’ to discover new ways of looking at the world, refreshing the relation between body and space in order to remind us that the potentials of the change, the incidents and hence the liberty remain, that the ideal is still something it is possible to covet.

Nina Childress is among those artists who, on the one hand, aspire to an ideal state of being, and on the other hand, are able to reveal the unfathomable and the fascinating in our seemingly hopeless everyday life. For the last ten years, she has been painting           what are essentially banal, everyday objects, most of which seem directly derived from her own childhood.

What comes to mind when one considers her work, is the immanence of an obsession, an obsession mingled with fancies, beauties and memories. Such an obsession resides first in what the artist grants to the retinal process of perception/reception of the visual, but the obsession is also embodied in the constancy of the serial development of the ‘motifs’ she explores and represents. Chosen “primarily for their shape and their texture”, these ‘motifs’ are moreover enlarged, often to a monumental scale. Thus, the series of the “Tupperware’s”, 1990 (where the transparent plastic box explored from different perspectives becomes an abstract objet), the “Candies” 1991 (in which the exaggerated proportions inevitably generate an ambiguous perceptual interpretation of what was, at the origin, only a simple little licorice roll, a bear-shape candy, a lollipop…), the “Soaps” 1992-1993 (which became ‘objects’ by the carved contours), the “Toys” 1994-1996 (not only deformed in scale and proportions, but also made unconventional by the dialectical tensions produced by their juxtapositions), to which we must add the recent ‘’Hair Pieces’’ series (heads of hair taken from beauty magazines and perceived as ‘motifs’ to exploit), and the ‘’Easy Looking’’ and ‘’Soft Edge’’ series (abstract paintings intended to be used as counterpoints to the others and which explore variations on light and soft ovals), together have created hundreds of scenarios that we could qualify as sublimatorials.

Nina Childress seems indeed to assign to these objets or substances a kind of fetishist fascination, inviting the observer more to a sensory approach to the work than to a search for meaning :

« What these objets convey as psychological referents touches me only unconsciously. Yet this is usually the aspect of my work that people want to discuss with me. The problems I’m thinking about, however, are more focused on the form. Before starting to paint, I always try to project myself into a sensory relationship with the object, that is, like a Lilliputian, to reduce myself to its scale the better to apprehend its substance.»[2]

Here, the desire manifested by the artist raises the essential issue of the ‘standardised’ rapport between body and everyday environment, or, in other words, between body and objects marked by the seal of a culture that has defined their usefulness, their scale and their form.

In this light, the work of Nina Childress offers us an interesting opportunity of jostling the insufficiencies of our perceptions of the real and the world. “La perception des bébés” (“babies’ perception”) (Espace Saintonge, Paris, 1994) embodies perfectly this idea. In this installation (unique), she has reconstituted physically the familiar universe of a baby, reproducing in on amplified scale the mobiles, books, clothes, sand area, butts of cigarettes, pebbles, etc. This ‘adult size’ redimensioned environment acted directly on our both visual and tactile senses, which suddenly found themselves totally disturbed. Similarly, in the following “Toys” series paintings, which we can consider as an extension of this experience, she obliges the public’s eye to (re)immerse itself in the fantastic and forgotten world of Barbies, Smurfs, Vulli Giraffes, Kinder Surprise…

Of course, other contemporary artists had already used childhood objects that return from the past with the same excess in scale and proportions, but most of the time, it was with a touch of the eerie (as in the little trucks or massive rats of Katarina Fritsch), the pathetic (as the use of toys by Mike Kelley), the melancholic (as the dead animals with knitted coats by Annette Messager), or the monstrous (as in the baby bed become a psychotic cage by Robert Gober). In Nina Childress’ work, there is nothing of that. And if one should have to search for some comparisons, I would say that her work is closer to Charles Rays’ ‘giantised’ mannequins and fire truck as well as the photographs of Laurie Simmons. It is clear that something ironical exists in this art, but it also induces us to discover an unexpected refreshing universe, reflecting a surprising and incredible aspect of our life, undoubtedly forgotten too quickly, and in which we are certainly still able to breathe the fresh air that our ‘insipid’ everyday life is missing.

Another characteristic of Nina Childress’ work resides in the implied anomalies in her paintings which the viewer may or may not notice, or which he or she may never even perceive:

“What I’m looking for is to attract the viewer with beautiful shapes, beautiful colours, an impeccable finish, and then discreetly ‘disturb’ the result with a stupid detail as a bad centering or a despairing emptiness.”[3]

This attitude ultimately reveals a shift in the aesthetic centre of interests, a wish to escape from the norms, to ‘pervert’ them a little, even if these ‘anomalies’ have no apparent reason. However, her pictures derive more from collage techniques than from a logical ‘necessity’ of Art History that many want to push forward in order to justify a return to painting. In fact, the motifs she paints are generally detached from a background, that is, from a context or an environment, opening to a ‘slipped’ universe in the sense that it produces a deviation between reality and the way it is depicted. This is a ‘post-Freudian’ universe where fantasy and beauty can’t be extrapolated easily from reality, and where each element is not necessarily linked to a whole.

If this aspect already seemed evident in the “Toys” series, it becomes more radical with the “Hair Pieces”, paintings in which the body is present only implicitly, as an unattributed trace of an anonymous or absent identity, which can be that of the artist or of the viewer himself. What is sure is that the subject, if subject there is in this process of ‘fetishisation’, has become an empty space, a kind of vacuum. In fact, it reminders us again the ideal perversion of beauty redefined in terms of the sublime.

It is in this tension between ‘sublimated’ beauty and the dislocation of spacial and also temporal references (“Parce que je le vaux bien”, video, 1998), that Nina Childress opens a breach in our consciousness : in the end, her world is rightly ours, a world subjugated by the power of images, or more precisely an “iconical world” as formulated by Christoph Wulf[4], in which we have lost all direct relation to the real to become no longer participants but observers.

Evelyne Jouanno

Paris, 2 November 1998

 

[1] See Douglas Coupland : Generation X, Tales for an Accelerated Culture, St Martin’s Press, US, 1991.

[2] Interview with the artist, 03 June 1998.

[3] Ibid.

[4] See Edgar Morin/Christoph Wulf : Planète : l’aventure inconnue, Editions Mille et une nuits/Arte Editions, n° 157, April 1997.