2022 — Art Press — Laurent Goumarre

LA PEINTURE PAR ACCIDENT    

par Laurent Goumarre, paru dans artpress 495/ janvier 2022 

Une chose que j’ai apprise en regardant la peinture de Nina Childress ? voir double. Que voir, c’était toujours revoir, que peindre c’était repeindre, que ça marchait par deux, comme le titre de sa rétrospective Body Body, comme son catalogue, double, retenu par un gros élastique vert : en 1, son autobiographie par Fabienne Radi ; en 2, le catalogue raisonné de ses 1081 peintures depuis 1980 exactement. Être exact, c’est bien le moins qu’on puisse faire pour cette peintre qui liste tout, répertorie, numérote ses peintures, ses expositions, ses articles, ses amants… Préférer systématiquement la chronologie à la théorie ? ça me va. 

La chronologie, je la comprends comme le « raisonnement » d’une histoire de sa peinture, un récit chiffré pour organiser une pratique délirante qui ne se refuse rien – des savons aux nudistes, en passant par les coiffures, Simone de Beauvoir, Dallas, tout est sujet à peindre tout mais pas n’importe quoi — et qui jouit de tous les styles sans en être dupe, son Flounet, le photoréalisme le plus approximatif, l’expressionnisme pourquoi pas, les illusions d’optique… Bien sûr, on peut « déchiffrer » des lignes directrices, je vais m’y employer, mais il faut d’abord tenir « compte » de cette jouissance du calcul chez Nina Childress qui touche à la fois au concept et à la fixation obsessionnelle. Qu’est-ce qui se dit là ? qu’on peut TOUT peindre, encore faut-il savoir compter, avec cette question qui se posera un jour : combien de tableaux encore ? combien de temps pour combien de toiles ? Déclarer 1081 peintures — nombre aujourd’hui dépassé —, c’est affirmer une production, et s’en tenir à cette position mathématique du faire, qui exclut gloses et autres élaborations discursives. Voilà la vérité : peindre c’est produire, avec pour seule croyance, celle de Don Juan : « Je crois que deux et deux sont quatre, et que quatre et quatre sont huit ». 1081 peintures dans le catalogue, 69 amants dans son autobiographie, le compte est toujours bon. 

 

Qu’est-ce qui fait pleurer les blondes ? 

Mon histoire avec cette peinture revient à penser ma propre chronologie : mes premières peintures de Nina Childress remonte à une série de bras cassés, de cicatrices, et de pansements posés sur les toiles, avec Sylvie Vartan en icône « crash » absolue. Explication : « Je suis tombée amoureuse de Sylvie Vartan quand elle eut son accident de voiture avec Johnny en 71. Elle s’était déjà cassé un bras deux ans avant dans un autre accident, note la peintre toujours très arithmétique avant d’ajouter : Mais là c’était beaucoup plus grave. Elle était passée à travers le pare-brise. Le bas du visage état abîmé, et elle avait décidé de partir aux États unis pour le faire réparer. Quand elle revient en France après plusieurs mois, c’est une autre Sylvie1. « C’est bien cette Sylvie-là, dédoublée, reconstruite, jumelle d’elle-même, ni tout à fait la même ni tout à fait une autre, qui fascine l’enfant, au point de fixer à 10 ans une projection/idéalisation sur la chanteuse avec l’équation « cicatrices/accident »2 ; j’ajoute « réparation ». Une équation qui deviendra son programme de peinture après avoir été un accident de vie. 1990, Nina Childress se fracasse en parapente, le corps explosé avec greffe d’un bout de hanche sur une vertèbre cassée. « Aujourd’hui je pense que mon vrai travail de peinture a commencé là, à partir de cet accident… L’année suivante, j’ai peint quatre fois plus de tableaux. Soit près de 200 tableaux pour la seule année 1991. Alors que jusqu’à alors j’en faisais entre 30 et 50. » Le compte est bon.  

 

À cause de toi, je ne suis plus la même

Dater ce « vrai travail de peinture » à l’accident est à mettre en perspective avec un autre élément biographique, la réalisation d’un souvenir d’enfance.  « À l’école primaire…, le fantasme absolu c’était d’avoir les deux bras et les deux jambes dans le plâtre, des lunettes avec des verres épais, et des appareils dentaires sur les deux mâchoires. Et surtout d’être dans un poumon d’acier… Tout cela avait sans doute à voir avec mon père dont j’essayais d’attirer l’attention. Je me souviens que très petite je m’étais une fois méchamment cognée contre un montant de mon lit. Il avait dû m’emmener à l’hôpital de New York. Quand on avait franchi la porte des urgences, mon père me portait dans ses bras. C’était le plus beau jour de ma vie. » 

Dès lors, on peut regarder la peinture de Nina Childress comme une traversée du fantasme, l’accident comme un passage à l’acte de peindre, mieux comme un programme pictural. Ça passe par le motif récurrent des membres cassés, gueule cicatrisée, plâtres et autres béquilles, et ça se systématise au niveau de la technique :  abîmer sa propre peinture avec la pratique des good paintings/ bad paintings. Dans un premier temps, il s’agit de peindre une scène dans une veine au bord du photoréalisme, puis de joyeusement la saloper dans une autre version « amochée ». Tout Nina Childress est là, radicalisé jusque dans le fait d’en arriver à repeindre ses propres tableaux.  

 

Il y a deux filles en moi

Et j’en arrive à ce « voir double », qui pour moi fonctionne comme une théorie doublement chronologique et arithmétique de sa peinture. Chronologique d’abord : si Nina Childress peint d’après photo, c’est bien pour ne pas avoir à en passer par le dessin. Il y a là une croyance absolue dans la peinture « avant » tout, « après » photo, sans dessiner. 

Arithmétique ensuite : le redoublement est l’affaire de sa peinture. On le repère littéralement dans les motifs des sœurs jumelles, les toiles Twins des années 2017 2018, dans le dispositif des tableaux de tableau… Il se développe dans les variations de formats, techniques, couleurs et même lumières d’une même scène, je pense aux deux toiles de Karen Cheryl à la batterie, Karen sourit (foncé), Karen sourit (clair). Et se radicalise dans une production récente qui repose les enjeux de l’illusion d’optique et expose l’impossible unicité même du tableau : les toiles phosphorescentes. En utilisant la peinture phosphorescente, Nina révèle la nature essentiellement double, voire plus, de la peinture qui se manifeste différemment selon qu’on la voit en plein jour ou à la lumière noire : sa Kate Bush n’est jamais tout à fait la même ni tout à fait une autre, une histoire de lumière ? une métaphore de ce qu’est la peinture. 

 

La drôle de fin

Il faut voir double pour regarder, je me disais devant les deux dernières toiles du catalogue : n°1080, Chaises blanches sur fond blanc (2020) ; n°1081, Suite de chaises (2020). Qu’est-ce qu’on voit ? Quatre chaises Tulip créées en 1957 par le designer Eero Saarinen toujours éditées chez Knoll. Qu’est-ce qu’on regarde ? la peinture d’une image de chaises récentes ou d’une image vintage ? Et qu’est-ce qui me regarde ? 40 ans de peinture, car les « Chaises » de la fin racontent aujourd’hui ce que Nina Childress exécutait en 1980 dans sa toute première peinture — déjà un accident — n°, Falling from a chair you get new bruises you get new blisters of every color and shape [En tombant d’une chaise, vous vous faites de nouvelles ecchymoses, vous avez de nouvelles blessures de toutes les couleurs et de toutes les formes]. 

En quarante ans de peinture, Nina Childress est souvent tombée ; le catalogue est le récit de ses accidents de peinture, une « vie de peintre » racontée par les toiles, et du temps qu’il faut pour enfin trouver sa place. Pour son autobiographie, on se reportera à l’histoire que lui écrit à la première personne Fabienne Radi, comme le pendant littéraire de son programme pictural.  Encore un effet de dédoublement. 

Bien sûr on peut revenir à la double origine picturale que Nina Childress a beaucoup racontée : côté paternel, une grand-mère américaine, Doris Childress — dont elle a pris le nom — pratiquait la peinture en amateur avec portraits et bouquets de fleurs pour colorer les murs ; côté maternel, un grand-père français, Georges Dubreuil, idéologue de l’abstraction lyrique, exposait ses toiles en 1961 devant l’usine Renault de Boulogne Billancourt. Mais plus encore que cet héritage « décoration et activisme », ce qui se joue dans cette double exposition de la peinture, c’est peut-être le sentiment que peindre est ici un acte d’« après », qui révèle ce qu’on a vu. Il y a une profonde nostalgie dans les toiles de Nina Childress, son goût pour les images vues enfant, les transferts d’adolescente, qui demande toujours de réajuster le regard. C’est parfois un travail de lumière, je pense aux toiles claires et leur version foncée, aux hallucinations phosphorescentes ; parfois un jeu de vision floue — la production des Blurriness entre 1999 et le début des années 2000, qui va se problématiser encore avec les Flounet

Voir double, c’est être à la fois le contemporain de ce qu’on regarde en plein jour, et celui qu’on a été quand on a vu l’image la première fois, en lumière noire. Je ne sais pas si Nina Childress est figurative, mais je sais qu’elle est à ce jour une des plus brillantes peintres de l’art optique et des illusions gagnées.