Exposition collective à la Zoo galerie
du 16.06 au 9.09.2023
Vernissage de l’exposition le jeudi 15 juin à 18h00
avec Chechu Álava, Yan/Yana Bachynski/Bachynska, Émilie Brout & Maxime Marion, Solenne Chapelle, Nina Childress, Yannick Ganseman, Léann Kerrien, Jacques Lizène, Julien Meert, Camille Picquot, Molly Soda, Apolonia Sokol, Pierrick Sorin et Andy Warhol.
Dans sa célèbre et dense introduction à Les mots et les choses, Michel Foucault fait l’analyse des Ménines, un tableau extraordinairement complexe à l’intérieur duquel émerge la figure de Diego Vélasquez, qui, avant d’être le peintre officiel de la royauté espagnole, fut un des plus grands portraitistes de son siècle. Si ce tableau a été commenté maintes fois au cours de l’histoire et le demeure encore aujourd’hui, c’est entre autres parce que son auteur y apparaît en pied, plus conséquemment que ses commanditaires, à savoir les époux royaux. Cette œuvre remarquable à bien des égards, marque une rupture fondamentale avec la peinture officielle de son siècle en ce qu’elle inscrit la présence de l’artiste au même titre que le couple royal, et quand bien même il apparaît au travers d’une construction fouillée, il établit d’une certaine manière la fin d’une époque où seuls les « sujets » autorisés de la représentation étaient ceux appartenant à l’aristocratie, le peintre n’étant considéré jusqu’alors que comme un simple exécutant.
Depuis cette étape fondatrice, la place de l’autoportrait a profondément évolué, l’intention qui pousse un artiste à le réaliser n’a plus rien à voir avec celle qui pouvait prévaloir en ce XVIIe siècle où s’affirmait la figure du sujet moderne. L’autoportrait a suivi l’évolution et les révolutions de l’Histoire sans jamais disparaître. Les enjeux se sont déplacés d’un désir d’émancipation vers une exploration identitaire. Par ailleurs, l’autoportrait a aussi conquis d’autres disciplines au fur et à mesure que la peinture n’était plus le seul support à pouvoir répondre à ce désir de se représenter. La photographie lui emboîta le pas, puis la vidéo.
De nos jours, l’autoportrait est devenu une pratique presque banalisée qui ne met plus en danger l’existence de son auteur si ce n’est via l’atteinte à une « image » doublement exposée, à la fois au regard du critique d’art, mais également à la scrutation du psychologue. Si l’artiste n’encourt plus les foudres de la censure royale et de la répression qui s’ensuit, le « danger » pour l’artiste est d’un tout autre ordre, il s’est déplacé du côté du dévoilement de l’intime, de l’exposition d’un moi complexe qui s’accompagne de la volonté d’exprimer une position sociétale ou politique forte : ainsi les autoportraits démembrés de Cindy Sherman, en même temps qu’ils mettent en scène une fragmentation de l’identité, dénoncent l’objectivation consumériste de la femme américaine et son cantonnement au rôle de ménagère ; quand Andy Warhol se travestit devant l’objectif de son Polaroïd, c’est à une vraie profession de foi qu’il se livre. Pour ces deux grands artistes qui ont marqué la fin du XXe siècle, l’autoportrait est une forme inégalable servant à affirmer des positions puissantes sur une société dont ils cherchent à en briser les tabous.
Si les gestes des jeunes artistes ont un peu perdu de cette puissance expressive qui animait l’autoportrait de ces grands prédécesseurs, ils n’en demeurent pas moins un théâtre où se joue autre chose qu’un seul positionnement esthétique : dans les autoportraits de Camille Picquot, les traits se floutent et la perception du visage et de la silhouette de l’artiste se perd dans le paysage urbain qui l’entoure, manière d’évoquer l’inscription d’une silhouette dans le chaos et les flux de la métropole qui agissent en retour sur une identité réceptive à toutes les porosités de la grande ville.
Avec Nina Childress, l’autoportrait est clairement du côté de l’autodérision : quand elle se peint avec une petite culotte qui lui enveloppe le visage, c’est une manière de dédramatiser la tension symbolique qui enveloppe l’autoportrait en déjouant les attendus qui le frappent, c’est aussi une façon de briser l’érotisation perpétuelle de la femme en révélant les sous-entendus de la représentation. Quand Jacques Lizène se photographie avec une mèche démesurée qui fait inévitablement penser à Tintin, il fait un clin d’œil malicieux à la figure du héros belge de la bande dessinée qu’il se charge de faire tomber de son piédestal héroïque en le ridiculisant gentiment. Quant à Pierrick Sorin, le film où il apparaît bardé de tous les atours stéréotypés de la femme fatale et aguicheuse en prononçant un « c’est mignon tout ça » à son endroit nous place dans la position d’un voyeurisme troublé par le spectacle d’une impossible identification de genre doublée d’un narcissisme tellement extrêmisé qu’il en devient terriblement gênant pour le spectateur.
Mais l’autoportrait n’a rien perdu de sa charge combattante, nonobstant sa relative banalisation : lorsqu’une Chechu Alava se réapproprie les portraits de jeunes femmes d’un Balthus en y inscrivant son propre visage, lorsque Apolonia Sokol se portraitise nue en affichant clairement les traces de la césarienne qu’elle a subie, c’est encore pour dénoncer une exploitation récurrente de l’image d’une femme surérotisée par des bataillons de peintres masculins tout au long du XIXe et du XXe siècle, lorsque Léann Kerrien, dans le sillage d’une Nan Goldin, se met littéralement à nu en exposant l’ambiguïté d’une jeunesse prise dans les affres de la dépendance, il s’agit encore d’afficher une volonté d’émancipation. En regard de ces postures affirmatives, l’autoportrait à l’enfant de Yannick Ganseman apparaît comme un geste à contre-courant d’une tradition historique de la peinture religieuse et de la représentation de la vierge à l’enfant qui redonne à la paternité de nouveaux habits, ceux, rares de la tendresse et de la fragilité. L’autoportrait demeure bien le lieu où s’exprime les tensions et les rébellions qui agitent la société contemporaine et dont l’artiste se fait le promoteur : dans les animations en forme d’autoportraits de Julien Meert, c’est un univers radicalement désenchanté qui apparaît, celui d’un artiste en proie à des tourments existentiels pour lesquels leur exposition publique a peut-être des vertus thérapeutiques. Dans les autoportraits vidéo d’Émilie Brout et Maxime Marion, le duo apparaît au milieu d’un univers domestique aseptisé régi par la technologie numérique, les objets connectés et les écrans, nous faisant toucher du doigt un avenir dystopique où les déplacements semblent calqués sur le rythme des machines et les émotions neutralisées au profit d’une efficacité maximum. Solenne Chapelle, quant à elle, nous livre des autoportraits fragmentaires où elle apparait empaquetée dans divers matériaux, plastique d’emballage ou nappe au crochet, évoquant la marchandisation du corps de la femme, semblant cependant jouer avec les poncifs de cette instrumentalisation. Pour Yan Bachynski/Yana Bachynska, artiste ukrainien·ne non binaire réfugié·e en Allemagne, l’autoportrait est plus qu’une simple posture, il est l’affirmation glorieuse d’une démarche identitaire à haut risque.
Avec l’avènement de l’ère numérique, de la possession généralisée de smartphone et de l’accès à internet qui caractérisent notre époque, l’autoportrait s’est a priori démocratisé, permettant à tout un chacun de devenir un artiste. Mais cliquer sur son smartphone en un geste quasi réflexe ne veut pas dire qu’on le soit devenu. Autant il entre dans l’autoportrait fait par un artiste, quel que soit le médium qu’il emploie, une charge émotive, esthétique et politique intense, autant faire un selfie apparait comme un geste bénin, grenade esthétique à blanc qui relève plus d’un consumérisme ambiant vite obsolète lorsque l’album de photos relevait encore de l’archive familiale à fort gradient mémoriel. En revanche, à l’instar d’une Molly Soda ou d’une Amalia Ulman, de nombreux artistes ont investi l’outil internet pour déployer de manière souvent performative des autoportraits au long cours qui s’apparentent plus à des journaux intimes que l’on découvre dans la durée.
Avec Fancy selfies, autodérision, troubles et dévoilements, Zoo galerie propose une nouvelle perspective dans laquelle l’artiste revient à une position plus modeste, débarrassé de la nécessité de prouver sa qualité de sujet, mais en prise avec de nouvelles problématiques existentielles, féministes, identitaires qu’il aborde sous le mode de l’humour et de l’autodérision. Les situations évoquées par ces autoportraits d’artistes n’en demeurent pas moins chargées d’implications sociales et sociétales fortes, bien qu’elles ne soient pas comparables aux enjeux convoqués par Les Ménines à son époque. Fancy selfies, à travers la mise en lumière d’une pratique artistique qui n’a jamais cessé de se réinventer, se propose d’interroger la place de l’artiste dans une société où la sur-circulation de l’image de soi via les outils numériques oblitère les réflexions liées à l’affichage de sa propre apparence.
Patrice Joly, commissaire de l’exposition.
Directeur artistique de Zoo galerie et rédacteur-en-chef de la revue 02.